POINT DE VUE DE PNC-FRANCE, par Jean Pierre PERVES, Groupe d’experts de PNC
Le blackout espagnol : qu’en connaissons nous ?
Quand aurons-nous un rapport circonstancié sur le blackout espagnol ? Probablement dans quelques mois parce qu’un tel événement est complexe à analyser, d’autant plus que la complexité des réseaux s’est amplifiée avec l’introduction de capacités massives intermittentes, éolien et solaire en particulier, dont les productions transitent dans l’ensemble de l’Europe selon les caprices d’Éole et d’Hélios.
Il faudra sans doute attendre les conclusions de l’ENTSO-E (Réseau européen des gestionnaires de réseaux de transport d’électricité), qui représente 42 gestionnaires de réseaux dans 35 pays, allant au-delà des frontières de l’UE. Il devra récolter l’ensemble des données et en particulier celles des gestionnaires des réseaux espagnol et portugais, celles d’une France (RTE et ENEDIS) qui cogère avec l’Espagne les seules liaisons transfrontalières entre celle-ci et l’Europe continentale, et celles de pays dont les capacités intermittentes ont un impact notable sur l’équilibre européen, comme l’Allemagne.
Si des articles d’experts indépendants permettent de dresser un état préliminaire de la situation juste avant et pendant le blackout, les gestionnaires espagnols n’ont pas à ce jour apporté d’informations précises sur les éléments initiateurs de l’évènement. C’est pourquoi PNC-France a trouvé important d’apporter ci-après à ses lecteurs un dossier « Blackout européen : l’année de tous les dangers », de Jean-Pierre Riou, qui récapitule dans un langage grand public ce que nous savons aujourd’hui. PNC-France remercie le Blog « Le Montchampot » (https://lemontchampot.blogspot.com/) de l’avoir autorisé à reproduire cet article.
Les déclarations politiques, moins prudentes, s’attachent aujourd’hui à ne pas remettre en cause des politiques locales parfois très hardies, fortement soutenues par la Commission Européenne (CE) : il semblerait par exemple que le sud de l’Espagne, où pourraient se situer les évènements initiateurs du blackout, produisait localement plus de 95 % de son électricité avec ses nombreux parcs photovoltaïques, dont la production varie très rapidement, passant en quelques heures de 0 à près de 100 % de la puissance. Quel est la relation entre le blackout et un prix d’achat de l’électricité sur le marché spot devenu négatif ? Les producteurs locaux avaient-ils intérêt à arrêter leur production et pouvaient-ils le faire sans autorisation ? Bien des questions devront être posées.
ENTSO-E, qui a mis en place une commission dédiée, a été créé pour favoriser une coopération entre les Gestionnaires de Réseaux de Transport européens (GRT) et pour soutenir la mise en œuvre de la politique énergétique de l’UE. Ses objectifs sont centrés sur l’intégration des sources d’énergies renouvelables dans le système d’alimentation, telles que le vent et le soleil, et l’achèvement du marché intérieur de l’énergie. Auront-ils le niveau de neutralité requis pour dresser un bilan exhaustif et argumenté du blackout compte tenu de leurs missions ? Les GRT des pays les plus directement concernés auront-ils le poids voulu pour que les faiblesses du réseau européen soient clairement identifiées, alors que la Commission Européenne n’a pas réussi à avoir une vision d’ensemble coordonnée, cohérente et réaliste des choix des États-membres. Elle s’est contentée de promouvoir aveuglément le développement exclusif et sans limites de l’éolien et du photovoltaïque, sans jamais se préoccuper de l’intégration physique, sécuritaire et économique de ces capacités intermittentes dans les réseaux, ceci en dépit des alertes de l’ENTSO-E sur les risques sur la sécurité de fonctionnement de ces derniers.
RTE, dans son bilan prévisionnel 2023, s’inquiétait déjà de « la surabondance d’électricité sur la plage méridienne » sans identifier les moyens de s’en protéger, et le Président de RTE déclarait en septembre 2024 que « les exigences de sécurité d’alimentation du réseau ne sont tout simplement pas compatibles avec un pourcentage trop élevé d’Énergie Fatale Intermittente », sans le quantifier !
À vous de vous faire une opinion, et bonne lecture !
ILLUSTRATION
Nicolas WAECKEL
Blackout européen : l’année de tous les dangers
Jean Pierre Riou
Blog : https://lemontchampot.blogspot.com/
La responsabilité de la France dans le blackout ibérique du 28 avril a été mise en cause dans les médias, pour n’avoir pas développé suffisamment d’interconnexions avec l’Espagne. Avant même de connaître les raisons de ce blackout, l’analyse de sa chronologie doit alerter sur l’irresponsabilité de compter sur le parc nucléaire français pour éviter un blackout à l’échelle du continent et, pire encore, à développer les énergies renouvelables intermittentes en France qui forcent celui-ci à moduler à la baisse pour leur laisser la place.
EnR et énergie rotationnelle
La fréquence du réseau européen, qui doit rester en permanence à 50 Hz avec une précision de ± 0,05 Hz repose sur la précision de l’adéquation entre la production et la consommation, mais également sur la stabilité dynamique permise par les milliers de tonnes de machines en rotation des centrales conventionnelles qui tournent de façon parfaitement synchrone du le réseau européen, et dont l’inertie conférée par leur énergie cinétique permet d’absorber en temps réel les écarts de fréquence.
Johnson & al ont publié une étude sur l’inertie du réseau texan ERCOT en 2019, dans laquelle ils exposent la grande supériorité du nucléaire pour conférer cette énergie cinétique au réseau dès lors qu’on prend en compte la puissance apparente (ou puissance totale) qu’elle lui confère, ainsi qu’ils l’illustrent ci-dessous, en rappelant l’absence totale de contribution d’éolien et solaire à cette « inertie rotationnelle ».
Le nucléaire français, poumon artificiel et pacemaker du réseau européen.
L’étude constate que « Les pénétrations des énergies renouvelables testées dans cette analyse (jusqu’à 30 % de la demande énergétique annuelle) correspondent aux niveaux les plus élevés considérés par ERCOT dans ses projections à long terme, mais elles sont inférieures aux pénétrations des énergies renouvelables déjà déployées dans toute l’Europe ». Supériorité européenne dont l’étude explique la raison : « De nombreux pays européens sont connectés aux réseaux voisins, qui offrent une grande inertie de la production thermique (par exemple, le nucléaire en France et le charbon en Allemagne).» C’est ainsi que lors de chaque coup de vent sur l’Allemagne, le nucléaire français reste seul à conférer cette inertie rotationnelle au réseau européen.
Et déjà des voix s’élèvent pour accuser la France de n’avoir pas assez développé ces « Câbles anti-blackouts » qui auraient pu protéger la péninsule ibérique ! Alors que la France a dû se déconnecter d’urgence du réseau espagnol pour éviter l’écroulement du reste de l’Europe. Pas assez vite cependant pour empêcher la déconnexion automatique de quelques moyens de production du sud-ouest, dont le réacteur de Golfech 1 pour la raison avérée par RTE d’une baisse de fréquence sur le réseau français liée à l’incident ibérique.
Une modulation qui peut coûter cher
Il n’est pas anodin de signaler que la puissance de ce réacteur Golfech1, qui était de 1270 MW à 11 h, avait été réduite à 689 MW à 12 h, probablement en raison de la montée en puissance du solaire et que sa consommation de 53 MW après l’incident semble montrer que son ilotage n’a pas pu être effectué. Cet ilotage, qui est une opération délicate, permet au réacteur d’assurer sa propre consommation sans dépendre du réseau pour garantir sa sécurité et de pouvoir redémarrer sans le secours de ce réseau, puis d’alimenter le démarrage des autres. Or, pour la réussite de cet ilotage il faut que la puissance de l’instant soit supérieure à la puissance de consigne préprogrammée pour gérer l’îlotage. Cette consigne est de l’ordre de 30% et les essais semblent montrer que la réussite de cet ilotage est déjà délicate à moins de 55%. Le réacteur Golfech2 était alors en arrêt pour maintenance.
Cette situation doit poser la question des conséquences du même incident avec les 2 réacteurs de Golfech en fonctionnement, soit plus de 2400 MW de perte instantanée à laquelle il faut ajouter à minima les petites centrales locales dont les sécurités se sont déclenchées, en regard de la réserve primaire prévue pour y faire face, qui est de 3000 MW répartis sur toute l’Europe, dont guère plus de 500 MW en France. Et interroger sur la façon de restaurer le réseau en cas de blackout à l’échelle du continent dont le risque a été identifié par l’Entsoe.
Le blackout en question
L’avenir dira la part de responsabilité du manque d’inertie du réseau ibérique dans le blackout du 28 avril, mais les données de l’Entsoe montrent que ses alertes de sécurité n’ont pas été écoutées sur ce point. Ou du moins qu’on aura compté sur une inertie synthétique dont on attend toujours les tests d’efficacité grandeur nature.
L’Université d’Oviedo a publié une analyse de ce blackout du 28 avril dans laquelle elle met en évidence la chute d’énergie rotationnelle lors de la montée en puissance de l’énergie photovoltaïque, avec une constante d’inertie de1,3 seconde à 11 h, indiquée sur l’illustration, au lieu des 2 s préconisées par l’Entsoe, en pointillé sur l’illustration.
Le graphique suivant montre l’importance accordée à l’énergie synthétique (en bleu) supposée la remplacer et considérer que la situation était normale.
L’inertie synthétique
Or cette« inertie synthétique » est une tromperie sémantique car il ne s’agit absolument pas d’une inertie physique mais de l’injection rapide d’un quota d’énergie électrique dans le réseau pour soutenir sa fréquence. Ce qui peut effectivement se faire avec un ensemble batterie + onduleur de type actuel, susceptible d’injecter son échelon d’énergie en ≈ 1s. Mais quand la vitesse de changement de fréquence, ou RoCoF, est ≥ 1 Hz/s l’injection n’est pas assez rapide pour éviter l’écroulement du réseau. Tandis que l’avantage majeur de la véritable inertie est qu’elle agit instantanément. Ainsi que l’explique Georges Sapy. Par ailleurs, les onduleurs avancés de type « grid forming » sont présentés comme LA solution miracle alors que de sérieux doutes planent sur leur capacité à fonctionner en parallèle de façon stable, notamment parce que chacun est censé imposer sa propre fréquence et qu’il paraît très difficile de les synchroniser exactement entre eux et avec la fréquence instantanée du réseau, sachant qu’ils devront être positionnés en de nombreux points géographiquement très éloignés. Mais au-delà de ces doutes théoriques sérieux, ces onduleurs avancés ne sont encore qu’au stade expérimental de démonstrateurs sur des micro-réseaux et aucun réseau réel en exploitation n’a encore fait ses preuves avec eux dans le monde. Or, un fonctionnement réel est toujours plus complexe qu’une théorie, par ailleurs incertaine. RTE ne prétend d’ ailleurs pas autre chose en écrivant « Pour préparer l’avenir, il est nécessaire de comprendre comment ces onduleurs peuvent contribuer à l’exploitation du réseau et en particulier à sa stabilité. »
Selon RTE, cette capacité du réseau à revenir à un état stable après un incident est un élément clé de l’exploitation et « l’arrivée de nouveaux composants connectés au réseau via de l’électronique de puissance (photovoltaïque, éolien ou encore lignes à courant-continu) va nécessiter d’un côté la mise en place de dispositifs nouveaux sur le réseau et, de l’autre côté, l’évolution des outils de simulation permettant de s’assurer de leur efficacité. L’équipe R&D développe les outils permettant de qualifier cette stabilité et de tester, via des démonstrateurs sur site, les solutions envisagées comme le « grid forming ». Nous avons réussi à démontrer la faisabilité théorique d’une telle adaptation, après des tests en laboratoire concluants, les équipes de R&D vont commencer des tests à l’échelle industrielle. »
Prudence tranche avec la confiance espagnole accordée à cette inertie synthétique pour respecter les préconisations de l’Entsoe.
Demain
La part solaire de la production française culmine au mois d’août et sa puissance installée croit chaque année, entraînant des records de prix négatifs et une modulation à la baisse parallèle du nucléaire.
(Source Institut Fraunhofer)
A l’heure actuelle, des oscillations supérieures à 0,1 Hz continuent à être enregistrées sur le réseau allemand qui injecte lui-même une large part d’énergies renouvelables.
(Source Netzfrequenzinfodienst)
Quelle que soit l’origine de ces oscillations, on doit s’inquiéter de la baisse de l’inertie que provoquera une augmentation de la production solaire ou éolienne à l’occasion du soleil d’été ou d’un épisode venteux.
L’été meurtrier
Dans son avertissement, l’Entsoe avait précisé qu’il ne se jugeait pas compétent pour définir ce qu’est un risque acceptable, considérant qu’il s’agit d’une décision politique autant que technique.
Et on imagine la difficulté pour ces politiques d’affirmer désormais qu’on ne serait pas encore en mesure d’intégrer davantage d’EnR dans le réseau électrique, et qu’un moratoire immédiat s’impose d’autant plus en France que son électricité est déjà excédentaire et décarbonée. Et surtout d’avouer que leur développement tire à boulets rouges sur le SAMU de l’Europe qu’est le parc nucléaire français. Aucun de ces politiques n’est pourtant supposé ignorer le problème mais tous seront tentés de poursuivre une fuite en avant qui devra prévoir de rémunérer toujours plus les EnR pour qu’elles produisent toujours moins en raison de l’augmentation de leur capacité installée. Et évoquer la rentabilité des réacteurs nucléaires pour limiter désormais leur modulation à la baisse, pouvant atteindre la fermeture de 10 réacteurs pour éviter le risque de modulations trop importantes, afin d’éviter de solder l’été par un nouveau blackout meurtrier.
Sauf à n’avoir rien compris et plonger l’Europe dans le noir.
